Lorsque j’ai vu ces gros blocs de béton fermer routes, chemins et douanes entre la Suisse et ses voisins le 13 mars 2020 j’ai ressenti une grande violence visuelle. J’avais oublié que les frontières existaient. Je parcours depuis plus de 30 ans les états les plus fermés du globe, dont les frontières sont hermétiques et servent à garder les dictatures, comme la Corée du Nord, le Turkménistan, la Transnistrie ou la Biélorussie, mais jamais je n’aurais pensé poursuivre chez moi ce travail photographique. J’ai été fasciné par la manière dont notre pays a bloqué son territoire de façon extraordinairement ostensible à grand renfort de blocs de béton, le moindre chemin a été barricadé. L’opposition entre ces énormes blocs et ce microorganisme invisible que l’on essaie en vain de stopper est saisissante. Le virus est partout et nulle part. Photographier de nuit en éclairant la nature avoisinante qui reprend le dessus, révèle l’aberration et la futilité de ses multiples barricades. Le feu rouge qui s’allume inutilement sur une route fermée pendant des heures ajoute à la dimension cinématographique. Si, côté suisse, on s’est à chaque fois appliqué à poser de lourds morceaux de béton bien visibles sur la chaussée, rien n’a été installé du côté Français, à quelques mètres. Chemin du Pont de Crevy, Asnières, un petit pont perdu est bloqué par un parpaing n’empêchant nullement de passer à pied ou à vélo. Route du Mandement, Dardagny, les douaniers suisses, très scrupuleux, ont été jusqu’à ajouter des branchages sur les côtés d’une barrière. Gy, dans la campagne, la folle absurdité d’un petit chemin de terre, bloqué et solitaire. Un soir, un Suisse et un français échangeant des produits ordinaires, vin, fromage, ont sursauté à ma venue, la peur de l’amende… Et voilà deux jeunes à vélo avec des sacs à dos remplis de cigarette suisse: « oui, c’est vrai on fait du trafic, les cigarettes se vendent bien de l’autre côté de la frontière, on a besoin de vivre nous aussi » . Un soir, une jeep fonce sur moi à grande vitesse, sous la pluie en sort deux soldat suisse allemand: « vos papier, les autorisations ? Il est interdit de photographier la frontière ! »